André Malraux écrivait à Serge Poliakoff dans une correspondance datée du 13 janvier 1967, « Parce que je vous tiens depuis longtemps pour l’un des premiers peintres vivants, et je le dis à qui veut l’entendre. ». S’il y a un mot qui peu définir Serge Poliakoff c’est bien « vivant ».
Quand j’ai rencontré Timothy Taylor, j’ai tout de suite compris qu’avec lui, Poliakoff serait ressuscité.
« Que le monde est devenu beau. Dommage que je sois au déclin de mes ans. Qu’il me soit donné de renaître » Serge Poliakoff
Poliakoff renaît 48 ans plus tard, jour pour jour. Timothy Taylor choisi d’exposer Serge Poliakoff comme un artiste vivant pour le faire découvrir aux nouvelles générations et surtout montrer son incroyable modernité. On le déshabille enfin des cadres datés, de la lourdeur du passé, et Poliakoff surgit tel un séraphin.
Poliakoff est intemporel et indépendant, comme nous le rappelait souvent Denise René, avec une phrase récurrente de mon grand père « Lion chasse seul. »
Souvent les critiques rassemblent les artistes dans des groupes, ces mêmes groupes les étouffent ou les font disparaître. Les modes les éreintent, s’ils en réchappent, ils appartiendront à l’Histoire avec la poussière en plus. Leurs œuvres sont préservées dans les musées, ou dans les sous-sol de leurs réserves, puis ressuscités lors d’expositions et à nouveau oubliés de la mémoire collective.
« Il me semble que le sommet de l’art vit hors du temps. On le voit dans tous les domaines de l’activité artistiques, dans la peinture, la sculpture, la musique, la poésie, et aussi dans la science. Ce sommet est hors de doute et toujours en mouvement (...) Mais crois à ma chimère qui se peint pour y rester vivante image sur la toile. »
Serge Poliakoff
Cette exposition est marquante puisqu’elle a lieu à Londres, ville fondatrice où tout a commencé pour Poliakoff. Et plus particulièrement parce que sera exposée la composition « Forme bleu sur fond rouge » ayant appartenu autrefois à Philippe Dotremont, un des plus importants collectionneurs belge d’art moderne de l’époque, un découvreur émérite, le premier a avoir acheté et cru en Yves Klein.
Lors de l’exposition de Poliakoff au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1953 la toile fût acquise par le collectionneur, resté jusqu’à aujourd’hui chez sa fille.
Henri Kerels dans le journal « La Lanterne » de Bruxelles disait de cette exposition : « Poliakoff ne prouve qu’une chose, c’est qu’il est l’un des plus puissants, des plus parfaits, des plus admirables peintres abstraits de notre époque (...) c’est de la peinture saine, instinctive pure comme de l’eau de source »
Philippe Dotremont possédait de nombreux Poliakoff dont l’un a été acquis par le Centre Georges Pompidou, lequel Président français figurait parmi les grands admirateurs de Poliakoff. Les musées ont souvent rendu hommage à la vision extrêmement contemporaine de Philippe Dotremont, en premier le Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1954 puis en 1959 le Guggenheim Museum de New York.
« Forme bleu sur fond rouge » était accrochée à la XXXIe Biennale de Venise en 1962 dans le Pavillon Français, ce qui valu à Poliakoff de recevoir sa nationalité française.
En octobre 2013, ce tableau a été de nouveau exposé au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris lors de l’immense rétrospective révélant à toutes générations confondues, l’empreinte de la peinture de Poliakoff.
Retrouver ce tableau donne à revenir sur les traces de son passé londonien, nous offrant ainsi de revivre l’étape première du tout début de son parcours. Ce tableau est sa bannière, son étendard, ses couleurs, son icône, la clé de voute de cette exposition et peut-être même de son œuvre. L’avoir acquis est le gage d’un mariage que je pressens de bon augure. Il est tant de rétablir et de restituer le bon ordre temporel des choses et ce tableau en est la preuve. Il n’y a pas que le cru d’une certaine année à rechercher chez Poliakoff comme certains ont pu en faire courir la rumeur. Chaque année possède ses chefs-d’œuvres, chacun trouve son tableau. Quand vous êtes en face de l’une de ses toiles, il n’y a pas de demi mesure, l’émotion est toujours passionnelle. Je me souviens de cette femme qui m’a dit « Pour la première fois de ma vie je me suis sentie regarder! ». C’est alors que j’ai compris que la peinture de Poliakoff était incroyablement vivante. Ma grand-mère avait raison, c’est lui le tableau. « Ce qui importe c’est que chaque peinture de Poliakoff possède une présence physique, émette une vibration qui lui est propre. » John Russel
Poliakoff a toujours eu une constance et n’a cessé d’aller plus loin dans sa propre direction, son infinie recherche de l’équilibre parfait pour que les formes se placent dans un silence absolu.
« A picture should not be turned into an object of art, picture should speak for the love of God. The love of one human being is not enough, how ever strong it is. You’ve got to have the feeling of God in the picture if you want to get the Gig Music in to your painting. »
Serge Poliakoff à John Russell.
Dans une fraction de seconde il atteint l’éternité, son fils Alexis cite à ce propos souvent le poème d’Arthur Rimbaud. « Elle est retrouvée – Quoi ? L’Eternité – c’est la mer allée avec le soleil. »
Ce tableau « Forme bleu sur fond rouge » du début de Poliakoff peint en 1950 annonce les dernières années à la fois les plus intéressantes et les plus difficiles, certainement les plus satisfaisantes pour lui.
« To Take out is to add » Serge Poliakoff
L’exposition organisée par Timothy Taylor apportera un nouvel éclairage sur l’œuvre de Poliakoff.
Serge Poliakoff part à l’âge de 18 ans sans se retourner, lors d’un fatidique changement de train en gare de Norowskov au sud de Moscou. Il sait son avenir incertain en ces périodes de bouleversements politiques de la fin du tsarisme. Il prend le risque de quitter les siens « à jamais ».Avec la fougue de la jeunesse et une soif d’aventure il s’élance sur les routes de l’exil.
Après de multiples péripéties, il rejoint l’Armée Blanche, et retrouve son oncle et sa tante. La chevauchée fantastique commence. Après une longue traversée du Caucase, c’est à Batoum sur la Mer Noire qu’ils embarquent sur « Le Sémiramis » pris d’assaut par le flux d’émigrants. Poliakoff débarque à Constantinople, dans son empressement, sa valise tombe dans le Bosphore. Installés dans la communauté croissante des russes blancs, Poliakoff rejoint l’orchestre tzigane familial. Ces années sur les routes le mène en 1923 jusqu’aux cabarets russes de Paris en passant par Belgrade, Sofia, et Berlin. Dès son arrivé dans l’effervescence parisienne, il refuse de continuer le chemin avec sa tante vers New York, tant il est ébloui par Paris.
« On n’est jamais seul à Paris » Serge Poliakoff
Il fréquente surtout le monde du spectacle, rencontre Yul Brynner et Joseph Kessel qui seront ses compagnons pour la vie. Il jouera de la guitare jusqu’en 1954 ce qui, lui assurera une relative sécurité financière.
Il s’inscrit dans une académie de dessin en 1929, il réalise que rien ne le rend aussi heureux depuis bien des années.
« J’ai travaillé plus de dix années et j’ai senti que peindre était ma vocation, ma mission en ce monde ». Serge Poliakoff
Sa première toile alors figurative fut exposée en 1931 et remarquée par la presse.
« Moi Serge Poliakoff venu à Paris 1923 quitte Moscou 1918, déjà 45 ans à Paris physiquement je suis russe, spirituellement je suis peintre français, si je n’étais pas venu à Paris peut être je ne serais pas peintre. » Serge Poliakoff
Je pense que si Poliakoff n’avait jamais rencontré l’une des descendantes de Sir Thomas More, Marcelle Perreur-Loyd, il ne serait pas le peintre qu’il est devenu.
Tombée sous le charme de ce beau kirghize qu’elle rencontre en 1935 à Paris dans un cabaret russe, ma grand-mère le kidnappe et l’emmène vivre à Londres. « Vous verrez c’est un être prédestiné, il sera un jour un très grand peintre. » Marcelle Poliakoff
Pour Poliakoff, Londres a été sa première maison. Maison incarne bonheur, amis, famille, plénitude retrouvée. Il était « à la maison » là où on l’aimait dans l’atmosphère retrouvée de son enfance en Russie.
Poliakoff étudie à la Slade School of Art et à la Grosvenor School of Art, se consacre à ces recherches et passe son temps à contempler les chef-d’œuvres des musées anglais. Il y découvrira les toiles de Turner entre autres, et les premiers tableaux abstraits au Chelsea Polytechnic ainsi que le secret de fabrication de sa couleur. Profitant de l’absence d’un gardien au British Museum, il grattera avec son canif la peinture d’un sarcophage égyptien. Il décèle alors que les couches successives révèlent un éclat, une intensité des couleurs dont l’effet de transparence donne vie à la matière. « La couleur ou la tonalité de la couleur n’importent pas, seule importe la qualité de la couleur »
Serge Poliakoff
« Ces années bénies ou vivant près de toi j’étais consciente d’un tel bonheur que je me demandais parfois comment il était possible de baigner dans une telle félicité.
Ces années où je retrouvais dans tes toiles la concrétisation de ce que j’avais cherché toute ma vie. Témoin de cette longue et patiente démarche, cette quête de chaque jour où chaque toile suivant la dernière voyait se dérouler l’histoire de la vie.La recherche continuelle est la réponse apaisante à toutes nos angoisses. Ce reflet du divin qui se manifestait à travers toi dans le silence, la recherche patiente et méditative de chaque jour.
Nous formions il me semblait un être à deux têtes nous nous complétions voilà tout. Tellement différent l’un de l’autre mais avec la même optique, la même conception des choses essentielles de la vie : la même passion, la peinture » Marcelle Poliakoff.
Après ses deux années passées à Londres où ils se marieront à Chelsea le 28 mars 1936, ils décident de s’installer l’année suivante à Paris.
Chaque nouvelles rencontres le révèle à lui même, elles se font souvent au sein de la diaspora russe de l’entre-deux-guerres.
Vassily Kandinsky provoque un tournant décisif dans sa vie. Sa relation avec le Maître de l’Abstraction l’engage à persévérer dans sa recherche picturale propre, plus sensuelle que la vision mathématique du peintre qui disait de lui : « Pour l’avenir je mise sur Poliakoff ».
Du temps de cette amitié naissante Poliakoff se liait aussi avec le peintre Otto Freundlich dont l’influence a été marquante.
Sonia et Robert Delaunay ouvraient la porte de leur atelier aux jeunes artistes dont il était. Leur enseignement était d’une grande générosité. S’en est suivi une amitié qui dura jusqu'à la disparition de chacun.
La galerie Zak organise sa première exposition personnelle en 1937 et l’on peut apercevoir déjà dans ses « Danses Russes » qu’il présente les prémices de ses compositions à venir.
Durant les années de la Deuxième Guerre Mondiale, sa vie est une succession d’aventures exaltantes, et dangereuses. Plusieurs fois sauvé in extremis, il traverse ces années précaires couronnées par la Libération, et la venue de son fils Alexis. La galerie l’Esquisse expose ses premières toiles abstraites en 1945, et à partir de là vont s’enchaîner les expositions, et ce, jusqu’à la fin de sa vie.
Il rejoint le groupe de Denise René en 1946 et collabore plusieurs années avec celle qui deviendra la grande figure de proue de l’Abstraction en France. Toutes les personnes qu’il a rencontré l’ont accompagné dans son ascension jusqu’à la réalisation de ce qui lui tenait le plus à cœur.
Il rencontre le critique d’art Charles Estienne, qui lui présentera en 1952 ses plus grands collectionneurs et amis inséparables Ida Chagall et Franz Meyer. Erica Brausen rencontrera Poliakoff en 1957 lors de l’exposition de gouaches organisée à Paris par Hans Berggruen. La grande découvreuse de Francis Bacon organisera l’année suivante la première exposition de Poliakoff en Grande Bretagne dans sa galerie de Londres, la Hanover Gallery. Brian Robertson avec l’aide de John Russell du New York Times et d’Erica Brausen organiseront à la Whitechapel Art Gallery en avril 1963, la première rétrospective de Poliakoff en Angleterre. A propos de l’exposition Pierre Rouve écrira
« Son art, fleurissant dans un présent perpétuel est aussi un art de présence sans bornes ».
En l’espace de dix ans les musées et les galeries des capitales d’Europe, en Amérique et en Asie exposent l’œuvre de Poliakoff.
Dans les années 60, il jouît pleinement de sa reconnaissance méritée. Tous ceux qui ont croisé le chemin de Serge Poliakoff ont participé à son histoire, hier comme aujourd’hui, amis, collectionneurs, marchands de tableaux, critiques d’art, journalistes, conservateurs, historiens d’art, photographes et amateurs. Ils ont tous joué un rôle déterminant afin de rendre Poliakoff immortel.
La liste est si longue, mais de mémoire je pense à Dora Vallier, Dina Vierny, Michel Ragon, Gildas Fardel, Myran eknayan, Atlan, Mortensen, Camille Bryen, Jacobson, Franz Larese et Jürg Janett de la Galerie Erker, les Cavalero, John Lefèbre à New York, Roland Balay, Emile Gilioli, Jean Messagier, Pierre Dimitrienko, Serge Rezvani, Zoran Music, Piero Dorazio, Pierre Soulages, Monsieur Bing, Jean Cassou, Ben Nicholson, Gualtieri San Lazzaro, Maria Papa, Marie Raymond, Igor Troubestkoy, Pierre Janlet, Erasme Touraou, Alla et Bénédict Goldschmit, Gérard Schneider, Jean Leymarie, Bernard Antonioz, Jacques Lassaigne, Otto Stangl, Arnold Rudlinger, Pierre Rouve, Timothy Taylor, John Cheim, Joe Fyfe, Howard Read, Brooks Adams, Gérard Durozoi, Franck Prazan, Dominique Gagneux, Fabrice Hergott…
Que serait le passé sans l’avenir ? C’est avec passion que notre famille défend la mémoire de ce père et grand père qui a su nous transmettre son envie de vivre inébranlable. Jamais il ne regardait en arrière, dans ses yeux noirs se cachait une mélancolie slave dévastatrice mais il n’en sortait qu’un sourire radieux et ravageur. Il réclamait beaucoup de nous, et nous voulait tout le temps à ses cotés. Son omniprésence même silencieuse nous accaparait et sa bienveillance nous protège encore pour affronter les affres de l’éternité, puisque notre devoir et notre plaisir sont de prolonger son existence.
Je sais que Poliakoff serait très fier de cette exposition. Le connaissant, il aurait été très ému de revenir à nouveau à Londres pour se retrouver en compagnie de ses amis Hans Hartung et Antoni Tapies ainsi, que les jeunes artistes qu’il aimait tant.
« Comme c’est étrange dans la vie aussi bien que dans l’Art l’homme cherche très loin alors que la chose qu’il cherche est à côté de lui » Serge Poliakoff
Marie Victoire Poliakoff
« TO TAKE OUT IS TO ADD »
Texte pour l'exposition Serge Poliakoff
à la Galerie Timothy Taylor
15 Carlos Place London W1K2EX
14 janvier - 21 Février 2015
Huile sur toile
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par le Comité Serge Poliakoff